« …. Autour de moi tout le monde s’exclame et s’amuse. Ils sont à l’aise, se sentent chez eux, aiment ces bêtes qui m’effraient. C’est dangereux, une vache ? C’est contagieux, un porc ? Ça peut tuer, un cheval ? Mais je ne montre rien, ni ma peur ni mon dégoût, et à chacune de leurs blagues stupides, je ris, je ris, je ris à en pleurer. Malgré les taches, les plumes et les poils, malgré les larmes nichées dans ma gorge, je ris, avec eux, de moi. Je ne vais pas leur faire le plaisir de craquer. Il en va de l’honneur de ma cité, de ma banlieue, de Paris. »
« – Des menottes ! Il nous faut des menottes ! déclare Serge. Je les rajoute sur la liste des courses. – On a du chloroforme ? demande Beate. – Je m’en occupe, répond David qui est médecin. – J’ai deux matraques chez moi, fanfaronne Elie, et même un vieux pistolet ! – Ah non, pas de pistolet ! Nous ne sommes pas des assassins, nous, refuse Marco. – On ne le chargera pas, mais il nous faut une arme pour être pris au sérieux, s’entête Elie. Soudain Serge et Beate éclatent de rire. À les voir ainsi tous les cinq en train de chuchoter fébrilement dans l’arrière-salle sombre d’un petit restaurant, on dirait une bande de malfrats préparant un mauvais coup. Mais ils n’ont pas le choix : pour forcer l’Allemagne à assumer ses responsabilités, ils doivent kidnapper Lishka ! »
« J’ai peur de la guerre en moi qui, c’est sûr, va massacrer mon pauvre petit bébé pas né. Il fait jour dehors, par la petite fenêtre je vois le ciel bleu et je pleure d’être sûrement déjà toute morte, le ventre d’en bas est tout piétiné, et le médecin blond qui m’appuie dessus est sûrement l’Allemand de ma fin, son faux sourire, son faux français, au secours, Zeïdé ! »
« Et maintenant c’est le tour d’Hannah. Au-dessous d’elle, la nuit est noire et elle distingue à peine les feux de reconnaissance des partisans et les arbres enneigés. Mon Dieu ! Comme ça fait peur de sauter dans le noir, le froid ! Comme ça fait peur, la guerre en bas ! Mais c’est son choix, c’est ce qu’elle voulait, et elle va le faire. Parce que pas loin, il y a la frontière, la Hongrie, sa mère, et tous les Juifs qui l’attendent pour qu’elle vienne les sauver. Alors, elle respire un grand coup et lève la tête vers le ciel pour une prière. Est-ce qu’il la voit, son père ? Est-ce qu’il est fier ? Et puis elle saute. »
« Tant qu’il était avec moi, j’avais une lumière qui me chauffait les doigts, j’avais un peu de cœur qui se battait en moi. Maintenant c’est le grand froid, et il n’y a plus que moi pour moi. Parce que j’ai plus de papa. »
…
« – Comment tu t’appelles ? me demande-t-elle doucement dans son yiddish hésitant. Je ne lui réponds pas, je lui montre juste mon bras. Mon numéro, c’est moi. Alors elle tend la main et me touche la peau. Ça brûle ! Je me lève brusquement et me sauve en courant, regrimpe l’escalier et me jette dans mon lit. Mon cœur est tout battant et j’ai envie de pleurer. Je veux pas ses caresses ! Car la tendresse, ça ment. Ça fait croire aux mamans… »
« Il parle, Mordechaï Anielewicz. Mordechaï l’ange.
Il parle, et calmement il déclare la guerre. On est le 18 avril 1943 et c’est le soir déjà, le dernier peut-être. Dehors il fait si sombre… Mais en nous une lumière, un petit feu ardent, allumé par lui, notre doux commandant. »
« Alors c’est décidé. Je cesse d’essayer. À partir de maintenant, je serai divorcé. Je me sépare d’eux séparés. J’arrête la vie commune, morte de solitude. Je quitte les quitteurs et me confie à moi-même, puisqu’ils ne sont pas dignes de confiance. Ce soir, je divorce de leur divorce. »
« «Personne n’a des cheveux comme ça », s’étonnent-ils. «Alors, je suis personne ? » s’interroge Mira. « On dirait la fourrue d’un chat », ajoutent-ils parfois. « Alors je suis un chat », conclut-elle, secrètement flattée.
C’est pour cela qu’elle marche la tête très haute, à longues enjambées souples, hautaine et lointaine, arrogante malgré tous ses doutes, malgré son peu d’années. C’est pour ça, qu’elle griffe : car elle est un chat sans velours aux pattes. Un chat écorché, un chat échaudé, qui miaule sans arrêt et ne ronronne que seul, tellement seul ».
…
« Un jour, un jour bientôt, ses mains viendront, son corps l’enserrera, et quand il voudra entrer, elle l’accueillera. Mais pour l’instant c’est trop tôt, ils n’en sont qu’à la peau, aux frôlements de doigts, aux baisers délicats, aux genoux rapprochés, aux corps devinés. Pas encore prêts pour le violent, le nu et le dedans, trop tôt encore pour l’embrasement du sang. »
« On se touche un petit peu, on se raconte des choses. On descend rapprochés et on marche lentement, dans la pluie dans le vent dans le soleil couchant. Quant les rues se désertent et que les arbres se serrent, on s’arrête de marcher pour pouvoir s’embrasser. Ça fait chaud dans la bouche, ça fait chaud dans le ventre. … C’est si bon ce qu’on sent qu’on pourrait exploser.
Mais si bon c’est trop bon, parce qu’il faudrait bien plus, il faudrait plus longtemps, il faudrait sans fin. Alors, tandis qu’avec délices je me plonge dans l’instant, il y a cachée dans l’ombre une petite moi fiévreuse, qui se tord les mains en regardant sa monter, compte les secondes à rebours et répète comme une folle que ça va s’arrêter. »
« Tout a changé, depuis que j’ai déménagé d’avant. Je ne reconnais plus rien, ni gens, ni choses, ni monde, ni moi. Et j’ai tout le temps mal, peur, et rage, tout le temps peine, depuis que j’habite dans la rue du Trésor Perdu. »
« J’ai peur de la guerre en moi qui, c’est sûr, va massacrer mon pauvre petit bébé pas né. Il fait jour dehors, par la petite fenêtre je vois le ciel bleu et je pleure d’être sûrement déjà toute morte, le ventre d’en bas est tout piétiné, et le médecin blond qui m’appuie dessus est sûrement l’Allemand de ma fin, son faux sourire, son faux français, au secours, Zeïdé ! »
« Il y avait plusieurs berceaux et plusieurs bébés. Ils avaient tous un nom écrit sur le bracelet à leur poignet, ils avaient tous une maman. Sauf le mien. Mais où était-il ? Et puis, au moment où l’infirmière présente dans la salle s’approchait de moi, je l’ai trouvé, le seul bébé tout seul, le seul dont le bracelet soit vierge. Un bracelet bleu parce que c’était mon garçon, bleu comme ses yeux qu’il a ouverts soudain pour me regarder au fond, et qui étaient si semblables à ceux de sa non-mère que j’ai éclaté en gros sanglots déchirants. »
« Elle n’a pas de projets, juste des rêves, qui tous parlent de voyages et de liberté. Quand ses professeurs lui demandent ce qu’elle veut faire plus tard, elle répond qu’elle veut être, plutôt. Bientôt. Mais quoi ? Elle ne sait pas, elle sait seulement qu’elle veut partir. Qu’elle va partir. Car la vraie vie l’attend, là-bas. »
« J’ai ouvert la fenêtre et bien sûr Wladek était là à m’attendre, sûr de lui, sûr de moi. Si imprudent, si impudent, si beau. Jamais je ne l’avais vu dans la nuit noire. Comme il brillait. (…) Il n’avait pas le droit d’être là, il avait l’air si étranger dans ma rue, devant ma maison. (…) Nous sommes allés dans notre lit des champs, et nous l’avons refait, la danse interdite, la jolie guerre, le fol amour. »…« Mes peurs du ghetto reviennent me tourmenter, quand j’imaginais Adam souffrant, le redoutait mourant. Autour de moi je voyais les petits partir les uns après les autres, et je me disais qu’un jour, quelque part, ça serait son tour. Je la vois encore l’ombre de mon garçon, nuit après nuit je la vois dans les flammes qui meurt, dans la fumée qui pleure, dans la mort qui a peur. (…) Comme moi il aurait pu, il aurait dû… Avons-nous été, un peu ? »
« J’ai peur de la guerre en moi qui, c’est sûr, va massacrer mon pauvre petit bébé pas né. Il fait jour dehors, par la petite fenêtre je vois le ciel bleu et je pleure d’être sûrement déjà toute morte, le ventre d’en bas est tout piétiné, et le médecin blond qui m’appuie dessus est sûrement l’Allemand de ma fin, son faux sourire, son faux français, au secours, Zeïdé ! »